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Pour une république souveraine laïque et sociale

Notes sur l’origine de l’Etat

Par Nadjib Abdelkader, le 22 avril 2020

NRS tient à remercier vivement Nadjib Abdelkader pour sa note de lecture du livre de  James C. Scott, Homo Domesticus. Comme cette note est assez substantielle (8 pages), Fouzia Garel-Mennouni nous présente, précisément, la problématique de Scott dans les quelques lignes suivantes : nous tenons à la remercier également.

Il s’agit pour NRS, en faisant entendre la voix de Nadjib Abdelkader, de contribuer à un débat essentiel : il ne s’agit pas de faire nôtres (toutes) les thèses développées ici, mais de ne pas nous endormir sur ce que nous croyons savoir*. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet.

Notons, toutefois, dès à présent, que la recherche historique ne permet pas encore des conclusions tranchées.

Ainsi, contre une certaine vision en vogue depuis quelques temps en histoire ancienne, il se peut bien que l’effondrement de l’Etat soit aussi, dans certains cas, celui de la société entière*, et non pas seulement celui des classes privilégiées (dont les plaintes sont évidentes dans les matériaux historiographiques). C’est ainsi que, dans le champ des études romaines, on a voulu faire admettre qu’il n’y eut pas de grandes invasions (ce qu’on a longtemps enseigné en France et en Italie) mais seulement des grandes migrations (cas de l’enseignement en Allemagne) expliquant le déclin et la chute de l’Empire. Cela dit, cette conviction récente, parfois liée à une certaine vision idéologique de l’Europe est, on le voit, à présent en discussion aussi ….

Le débat doit se poursuivre …

*Voir ainsi Marcelo Campagno, « Pierre Clastres et le problème de l’émergence de l’État »,  Revue du MAUSS permanente, 3 janvier 2012 [en ligne]

http://www.journaldumauss.net/?Pierre-Clastres-et-le-probleme-de

**Bryan Ward-Perkins, La chute de Rome, Flammarion, 2017.

 

 

Présentation de la note de lecture de Nadjib Abdelkader

(par Fouzia Garel-Mennouni)

 

La problématique posée par James C. Scott présente un intérêt majeur pour la compréhension de notre propre effondrement dans un monde où la biodiversité, la pollution, l’exploitation intensive des ressources naturelles et la propagation rapide des crises et des épidémies ayant accompagné la mondialisation. La croissance démographique rapide que la planète connaît depuis 1950, a favorisé la concentration de populations, dans les mégapoles de nombreux pays en développement où s’entassent des millions de personnes dans des espaces exigus favorisant la propagation de maladies, la pollution de l’eau et de l’air.

L’auteur voit dans la tendance millénaire à la sédentarisation de la population « le domus », l’une des causes majeures de l’organisation politique des sociétés en Etat.  Celui-ci appauvrirait  les populations par l’impôt confiscatoire, qui lui assure l’entretien d’une bureaucratie « improductive » et dont les besoins ne peuvent être totalement satisfaits que par le recours aux importations. Ce prélèvement opéré par l’Etat serait la cause du passage d’une économie de subsistance à une économie d’échange constitué de monoproducteurs soucieux d’intensifier leurs rendements, d’où à la fois un accroissement de la population et la dégradation des écosystèmes. 

Le salut de l’humanité pour Scott, viendrait d’une organisation très décentralisée en  petites communautés qui assureraient en grande partie l’autosuffisance des besoins de leurs membres.  Des expériences de ce type existent et tendent même à se développer avec l’essor de ce qu’on appelle « les makers » où des travailleurs mettent leurs compétences au service d’un projet commun dans une logique sociale et solidaire.

 

 

Note de lecture : sur Homo Domesticus[1]

Par Nadjib AbdelKader

 

   James C. Scott professeur de science politique à l’université de Yale, a publié un certain nombre de livres portant sur les questions relatives à la domination et la résistance. Il a particulièrement marqué le monde de l’ethnologie par ses recherches sur l’Asie du sud, notamment en Malaisie, par la notion d’infra-politique où une population donnant les signes d’une acceptation ou une soumission à la domination, reprenant les normes du pouvoir, mais en privée ou petit comité contournait les règles et vivaient en dehors du système de valeur et des codes dominants[2]. Par ailleurs, il est aussi éleveur de moutons.

   Ce livre, qui est basé sur la lecture minutieuse de 20 ans de recherches et publications en archéologie, pose la problématique suivante : comment peut-on expliquer qu’à une époque aussi récente de l’histoire de l’espèce, les hommes en soient arrivé à vivre au sein de communautés sédentaires, avec forte densité de population et exploitant une petite variété de céréale et d’animaux, sous l’égide d’une entité que nous appelons « Etat » (aussi bien sous sa forme archaïque que moderne) ? Comment ce qu’il considère être un complexe écologique et social nouveau a-t-il pu servir de modèle dominant la quasi-totalité de l’histoire de l’espèce, telle que nous la concevons ?

   Pour Scott, ce modèle est renforcé par la croissance démographique, l’exploitation de l’énergie animale ou de l’eau et du vent, le commerce de longue distance et le « progrès technique »[3]. Notre paradigme est façonné par le grand récit du Progrès, de la Civilisation et de l’ordre public, qui apporteraient davantage de temps libre et une amélioration de la santé. Pourtant, l’Etat est une insignifiance dans l’histoire de l’humanité ? Il n’accompagne certaines petites parties de l’humanité que sur 5% de l’histoire totale d’homo sapiens, et l’hégémonie de ce mode d’organisation sociale (à partir du XVIIe s) sur l’ensemble de la planète n’occupe qu’à peine 2/10eme des derniers 1% de notre histoire ! De même pour l’agriculture, sur les 200 000 ans de l’histoire de la Mésopotamie, l’agriculture n’existe que depuis 12 000 ans (et l’Etat qu’à peine depuis 3100 ans, ce qui permet de relativiser la pertinence de l’idée d’un couple indivisible « agriculture-Etat ». L’Agriculture est 4 fois plus vieille que l’Etat !

   Se pose alors la question de la définition de l’Etat/ Pour James C. Scott :

   « s’il existe un souverain, un personnel administratif spécialisé, une hiérarchie sociale, un centre monumental, des murailles encerclant la ville et un schéma de prélèvement et de redistribution fiscale, il s’agit sans aucun doute d’un Etat au sens fort du terme »[4]

   L’auteur appelle  aussi à s’éloigner des récits mythologiques que l’Etat et son élite véhicule sur lui-même. Le but de la rédaction d’une sorte de « roman national » ou de « roman progressiste » est de former les esprits aux mythes dominants justifiant la domination, par le dénigrement de l’époque antérieure à l’ordre établi et le dénigrement des chasseurs cueilleurs. Ceux-ci sont en effet présentés comme des sauvages obscurs misérables qui sont sortis de leur torpeur par l’agriculture puis l’émergence de l’Etat. Or, les traces archéologiques démontrent que le passage à l’agriculture ne fut pas linéaire ni enthousiaste mais au contraire que cette histoire est jalonnée de luttes, résistances et retour à l’état de chasseurs-cueilleurs.

Chapitre 1 : Domestication du feu, des plantes, des animaux et de nous-même

   Dans ce premier chapitre, l’auteur commence par la maitrise du feu, 400 000 ans avant Jésus Christ (AVJC) comme d’une étape décisive dans l’histoire de l’espèce. Celle-ci permet de diversifier son régime alimentaire, plus protéiné, de développer son cerveau, mais aussi de refaçonner son environnement. Homo-Erectus s’en sert pour brûler la flore qui laisse ainsi pousser une autre plus riche en grains, ce qui attire naturellement les animaux, permettant aux hommes de ne plus avoir à bouger trop loin pour chasser. L’homme devient jardinier et architecte de son milieu. Une des conséquences de ce changement est la concentration des populations. Pour Scott, nous avions domestiqué le feu, mais c’est surtout le feu qui a domestiqué les hommes. En effet, devenue indispensable, la vie humaine ne serait plus possible sans feu ! Se pose alors la question du rapport de l’homme à la technique ou l’outil sur-efficient[5]. C’est vers 8 000-6 000 ans AVJC que l’on commence à domestiquer les animaux, bovins, ovins, gallinacés et à cultiver céréales, légumineuses, pois-chiches : « cultures fondatrices ». C’est vers 6 500 AVJC qu’apparaissent en basse Mésopotamie, alors zone humide, des communautés proto-urbaines (qui existaient déjà ailleurs), qui donneront naissance aux premiers Etats archaïques.

   La « révolution Néolithique (Gordon Childe) n’est pas la naissance de l’Etat ! Il y a entre ces deux événements 4 000 ans d’écart ! Dans ces entités sédentaires, le drainage était plus important que l’irrigation. Ces conditions environnementales ne permettent pas l’émergence d’un Etat centralisé, administré par une Elite. Elles reposaient sur les communaux, c’est-à-dire l’accès à la faune, la flore et les espèces aquatiques ouverts à tous. Elles ne sont pas autarciques, chaque communauté échange avec les autres. Aussi, il n’y avait pas d’opposition entre sédentaires et chasseurs cueilleurs, mais complémentarité : chasse & cueillette et culture étaient pratiquées par le même individu.

   L’auteur casse aussi un stéréotype du chasseur-cueilleur arriéré, imprévoyant et soumis à ses pulsions par rapport au cultivateur réfléchi et capable de se projeter dans l’avenir, fruit d’une propagande des Etats. Les chasseurs cueilleurs devaient connaitre les espèces, leurs rythmes de reproduction, les migrations, penser des stratégies de chasse. Ils doivent aussi fabriquer des armes, des outils de chasse, de pêche.

Chapitre 2 : Le complexe de le « domus » et le réaménagement du monde naturel

   L’auteur tord le cou du récit progressiste du passage du cap de chasseur cueilleur à l’agriculture de façon irréversible. Il n’y avait en fait pas de séparation nette et radicale entre les activités de chasse et de cueillette et les activités agricoles et ce, jusqu’à la révolution industrielle (mouvement des enclosures en Angleterre,  lire à ce propos Karl Polanyi « La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps », Edward Palmer Thompson « Les Usages de la coutume.: Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle) », Karl Marx « Débats sur la loi relative au vol de bois »).

   Le « domus » qui donnera plus tard « domestiquer », pose une question primordiale de la généralisation des cultures fondées sur l’ensemencement et le labourage, ainsi que l’analyse de conséquences à moyen-long terme de la domestication des céréales et animaux. S’opère alors un changement et un aménagement d’un territoire et une transformation d’homo-sapiens : la domestication. Un « domus » est une maisonnée, une unité domestique, mais c’est surtout une concentration spécifique d’animaux domestiques, champs, réserves et céréales, semences, individus, non sans conséquences imprévisible pour les hommes de l’époque. Cette concentration attire naturellement les commensaux ou parasites, animaux (rats, souris, oiseaux, chats et chiens (ces derniers étant des « semi-invités »). C’est aussi un phénomène morphologique et génétique des céréales (blé, orge) ou légumineuses (lentilles etc.). Le fait d’assurer des récoltes et des rendements, eut pour conséquence un appauvrissement écologique. Advient alors une baisse de la  diversité, à mesure des progrès des rendements de l’agriculture : les 1er champs sont plus simples que les terres sauvages, mais plus riches que les terres de l’agriculture industrielle.

   Le domus est un écosystème à part entière, et la domestication parce qu’elle change l’environnement et la vie en son sein ainsi que la nutrition, influe sur l’évolution physiologique des bêtes comme celle des hommes. Ainsi, alors que nous pensons être les réalisateurs-acteurs de la domestication, nous serons en fait les domestiqués par le domus, dans lequel nous travaillons et dont nous dépendons ! Il façonne l’existence simplifiée au maximum alors que la vie du chasseur cueilleur est d’une grande complexité, faite de changements permanents, diversité de créatures, phénomènes nombreux etc, le chasseur cueilleur vivait dans un univers foisonnant dont il devait connaître les changements dans l’espace etc. une foule de connaissances éclectiques, en zoologie, botanique, des techniques et expériences d’individus, conservés au sein de cultures orales.

   Au contraire, l’activité au sein du domus tournant autour d’une espèce centrale aurait asservi homo-sapiens devenu serviteur de son espèce, de son système productif et social qui lui imposent des tâches quotidiennes et répétitives. Le domus est aussi un modèle de relations sociales et sa culture. Par exemple, les hommes deviennent façonnés par le rythme des céréales, formant les calendriers agricoles et déterminant  les rites, croyances et même le langage !

Chapitre 3 : Zoonose[6] : la tempête épidémiologique parfaite

   A partir de 10 000 AVCJ, la population mondiale passe de 4 millions à 9 millions de personnes en 5 000 AVJC. Ce n’est pas une explosion démographique, alors que la sédentarisation et l’agriculture auraient dû le permettre. Vers l’an 1, la population mondiale atteint les 100 millions d’habitants. La raison de cette lente et faible croissance serait épidémiologique. En Mésopotamie, la population vivait constamment sous la menace d’épidémies meurtrières qui, à cause de l’augmentation de la population et du commerce longue distance, affecte de plus en plus de gens.

   L’auteur pointe le rôle de la sédentarité. Celle-ci crée les conditions de la concentration, démographique, aussi bien humaine qu’animale, qu’il qualifie de « parc d’engraissement » des agents pathogènes. Plus une population est dense, plus augmentent les possibilités d’être infectés. En langage médicale, on parle de « maladies dépendantes de la densité » ou « infections communautaires graves ». Avec la concentration des espèces coïncide un rassemblement de bactéries, microbes, virus, parasites et autres agents pathogènes, au profit des plus rapides à s’adapter[7]. Aussi, qui dit concentration d’espèces, dit concentration de déchets, matières fécales qui s’accumulent du fait de l’immobilité sédentaire, favorisant la récurrence des infections, problème ignoré des chasseurs cueilleurs, du fait de leur mobilité.

   Autre cause : les nouvelles conditions écologiques. La transformation des terres façonnées par la domus et son système productif bouleverse l’équilibre écologique et bactériologique. Le défrichement et mise sous culture des prairies façonnent de nouvelles niches écologiques : plus ensoleillées, sols plus exposés, nouvelles espèces végétales, animales, insectes et micro-organismes remplaçant les anciennes espèces.

   L’appauvrissement du régime alimentaire participe aussi de ce problème. Beaucoup de maladies  sont dues à une malnutrition. Les chasseurs-cueilleurs, avaient un  régime alimentaire plus riche, plus abondant et varié, alors que les agriculteurs souffraient de carence en acide gras essentiel et en fer.

   Les plantes aussi, du fait d’une monoculture souffraient d’épidémies. Les champs favorisaient la prolifération des insectes, parasites[8] ou bactéries. L’agriculture néolithique était plus productive que l’agriculture antérieure, mais aussi plus fragile, moins mobile et moins diversifié.

   Comment expliquer le succès du domus ? Pour James C. Scott, c’est d’abord le taux de reproduction des agriculteurs supérieur à celui des chasseurs cueilleurs, malgré les maladies. Une différence due au mode de vie nomade ou sédentaire.

Chapitre 4 : Agro écologie de l’Etat archaïque

A considérer la « civilisation » comme un accomplissement de l’Etat, la civilisation archaïque serait synonyme de sédentarité, d’agriculture, de domus, d’irrigation et d’urbanisation. Mais le problème, est que toutes ces choses existaient déjà 2 000 ans avant l’apparition des premières formes d’Etat en Mésopotamie vers 3 200 AVJC. Ces Etats sont apparus par l’exploitation des céréales et de la main d’œuvre agricole, le module « céréale-homme », comme base de contrôle et d’appropriation. Ces Etats étaient des cités au milieu d’espaces arides et de marais. C’est une concentration nouvelle de main-d’œuvre, de terres arables et de ressources alimentaires qui une fois captées, constituaient la base d’un pouvoir politique ou de distribution de privilèges. Néanmoins, si l’agriculture néolithique était pour l’émergence de l’Etat un ingrédient nécessaire, il était néanmoins insuffisant.

 

   L’Etat est présenté comme une couche de fonctionnaires spécialisés dans la collecte et le calcul de l’impôt, dépendant de supérieurs. Cette institution qui exerce un pouvoir dans le cadre d’une société hiérarchisée, avec une division et une spécialisation du travail, possède une force armée et est protégée par une muraille. Enfin, on y trouve un centre rituel monumental ou un palais et, le plus souvent (mais pas toujours) un monarque.

   Un réchauffement climatique renforce un  pouvoir central hiérarchique ! Par exemple entre 3 500 AVJC et 2 500 AVJC, le réchauffement climatique (déjà dû à l’activité humaine, une surexploitation agricole) abaissant le niveau aquatique de l’Euphrate, un  climat de plus en plus aride, une eau de plus en plus rare et une salinisation des sols, rendent les terres arables de plus en plus rares. Ainsi, les systèmes d’irrigation deviennent de plus en plus importants et le travail de plus en plus intensif. Augmente aussi la rivalité entre Etats pour le contrôle des terres arables. Ces conditions obligent les gens à se concentrer de plus en plus dans les centres urbains, avec les conséquences que l’on a vues plus haut. De tels changements encouragent une forme de proto-urbanisation où 90% de la population vivait dans des domaines d’à peine 30 hectares au  plus, favorisant aussi le « module céréale main-d’œuvre » et permettant l’émergence de l’Etat. C’est ainsi qu’un climat plus sec et aride, en mettant en place une concentration de culture de céréales et de population dense, favorise la formation d’un Etat ou le renforcement de structures politiques hiérarchiques, avec les innovations techniques allant dans ce sens. Mais l’histoire de l’Etat n’a rien de linéaire (contrairement à ce que véhicule une propagande progressiste), mais est faite de ruptures, avec des espérances de vie courtes et de longues périodes sans de telles institutions.

   L’Etat représente une dégradation de la vie des hommes qui, en plus d’avoir à affronter les désastres naturels et sanitaires se trouvaient fragilisées par ces nouvelles entités prédatrices. Ces dernières les met en position d’insécurité, et leur impose le paiement de taxes en grain, engendrant la nécessité de surtravail (c’est-à-dire production de surplus au-delà du nécessaire pour subsister). Sans l’Etat, une mauvaise récolte était une phase de pénurie gérable, mais à cause de l’imposition, elle devenait une ruine totale !

   « L’Etat archaïque était comme les aléas climatiques : une menace supplémentaire plus qu’un bienfaiteur. »

   Ces Etats avaient besoin de surplus pour nourrir une population qui ne produisait pas (fonctionnaires, soldats, clercs, aristocrates, artisans et autres métiers spécialisés). Ce ne sont jamais des entités autonomes, elles ont toujours besoin d’importer ce qui leur manque (bois, métaux, pierres etc.).

   Le développement de l’agriculture uniformise les paysages ! Pour Scott il existe des agricultures d’Etat (céréaliers le plus souvent, stockable, comptable, visible) qu’il oppose à des cultures de contournement de l’Etat (pomme de terre, manioc et autres racines, cultures qui se font sous la terre, mais aussi sur culture itinérante etc.).

    Le développement aussi d’une autre invention : l’écriture, outil de contrôle, comptage, formation de stock, classement, mesures, archives : oppression, par l’impôt, la conscription, saisies, taxes foncières. Derrière la coercition, il y a la paperasse ! C’est ainsi que nombre de rébellions paysannes ont eu pour acte de bruler les archives locales ! Si l’auteur prévient qu’il faut éviter une théorie fonctionnaliste grossière, il est néanmoins impossible de bâtir un Etat sans une technique d’archivage systématique : l’écriture. Ce n’est que bien plus tard qu’apparaissent la littérature, rédaction de mythes, chroniques, généalogies royale etc. (500 ans après l’apparition de l’écriture). Le but de cet outil fut de rendre la société lisible aux décideurs et ce, en dépit des falsifications et des inexactitudes. James C. Scott parle de « l’ordre du greffe » qui sous une apparence d’ordre et de maîtrise, cache une réalité désordonnée. Il parle d’un sens de l’organisation utopique, linéaire impropre à définir la réalité (qui est forcé à rentrer dans ce cadre étroit).

Chapitre 5 : Contrôle des populations, servitudes et guerre

   Les problèmes démographiques sont au centre des préoccupations de ces Etats. En tant que force de travail, la population est constitutive de la puissance de l’Etat. Il est donc impératif de la rassembler autour du centre du pouvoir et de l’y retenir afin de lui faire produire du surplus pour l’impôt. Dans les colonies espagnoles, l’on rassemblait des populations indigènes dans des missions pour les évangéliser et les faire travailler pour nourrir les conquistadors : les « civiliser ».

   Dans les sociétés à économie de subsistance, pas de production de surplus pour nourrir une élite improductive, la productivité « additionnelle » ou « excédante » est consommée dans des activités dites « récréatives » ou culturelles (banquets, fêtes). L’ethnologue Marshall Sahlins parle de « mode de production domestique ». L’accès aux ressources est garanti à tous les membres de la communauté, est l’assurance que personne ne doit mourir de faim. En l’absence de contraintes ou de possibilité d’accumulation capitalistes, il n y a pas d’incitation à produire au-delà des standards locales de subsistances.

   La production d’excédent vient avec le contrôle des terres (Etat ou propriété privée), sans avoir besoin d’asservir mais juste de priver du droit de chasser, cueillir et élever[9].

   Concernant l’esclavage, si ce phénomène existait auparavant, l’Etat l’a amplifié ! En Mésopotamie, dans les ateliers textiles, on y exploite des femmes (épouses d’hommes endettés prisonnières de guerre, veuves, indigentes) et des enfants[10]. Cette industrie textile, déjà importante pour le commerce (textile échangé avec des métaux), était primordiale pour maintenir l’existence de classes d’élites (religieuses, militaires ou civiles).

   Les esclaves sont souvent des prisonniers, isolés des leurs, atomisés dans un contexte social inconnu, les rendant plus facilement contrôlables et assimilables. Si l’Etat n’a pas inventé l’esclavage et la servitude, les sociétés de grande taille l’ont systématisé et se sont reposées dessus. L’esclave peut comme chez Aristote, être vu comme l’équivalent du bovin ou de l’outil de travail[11].

Chapitre 6 : Fragilité de l’Etat archaïque : effondrement et désagrégation

   S’il y a consensus sur la fragilité des Etats archaïques, il n’en est rien quant à la cause de cette fragilité. Le terme « effondrement » est un terme idéologique qui brouille la perception de la réalité. Il n’y a pas une reformulation et une décontextualisation de la vie, de la société et de l’espace. Cela à cause d’une force de fascination due aux premières découvertes archéologiques monumentales suscitant l’admiration, mais est aussi un fort enjeu politique et nationaliste. Avec la fin de ces grandes découvertes, l’on a pensé que c’était la fin d’une civilisation, alors que c’était juste la disparition d’objets monumentaux ou documents témoignant de la présence d’un pouvoir centralisé. En fait, un effondrement n’est qu’une désagrégation d’unités politiques de grande taille, mais fragiles comparées à des entités plus modestes mais plus solides. Aussi, les structures hiérarchiques se dissolvent et l’organisation de la société gagne en simplicité. La fragilité des Etats est due à la concentration démographique, la domestication des animaux et les structures d’Etats accumulées avec le « complexe Céréale-Bétail » aggravant la vulnérabilité des populations (pour des raisons de taille[12], de volume des échanges et une intensification des conflits.

   Les premiers Etats étaient 4 à 10 fois plus peuplés que les premières villes, engendrant nécessairement une croissance des germes et parasites. Le commerce longue distance autrefois limité, croit avec l’expansion d’une élite plus nombreuse et expansionniste, cherchant à maximiser sa richesse ostentatoire (donc leur pouvoir), avec la croissance du volume et la portée géographique du commerce. Les Etats étaient plus dépendants que les communautés sédentaires. Cette expansion du commerce allait avec l’expansion du domaine des maladies transmissibles par la mise en contact des foyers d’infection. En fait c’est ce qui permet de réaliser la splendeur monumentale de l’Etat qui provoque sa perte.

   L’émergence de l’Etat et les activités forestières et agricoles provoque aussi une surexploitation des terres et des ressources et dégradations (déforestations, dégradation des sols, envasement des voies d’eau etc.). Une des causes de cette croissance des besoins est la spécialisation des métiers (artisanat) qui crée des besoins, mais aussi la fabrication et la construction permettant le commerce (comme les navires) et l’irrigation !

Fait intéressant : techniquement, le bois ne peut être prélevé qu’à proximité des fleuves, entrainant une réaction en chaine : surexploitation-érosion & envasement-ralentissement des cours d’eau. A cause de la déforestation, et défrichage agricole, les crues sont plus rapides et violentes. A cela s’ajoute les maladies dues au déséquilibre biologique changeant causé par de tels bouleversements de l’environnement. Aussi, la salinisation des sols menace l’existence des Etats agraires dépendant des céréales et de l’irrigation. Les eaux irriguées contenant du sel non dissous par les plantes qui s’accumule dans les sols et tue les plantations à moins de lessiver les canaux. Mais c’est là une solution à court terme qui fait remonter le sel à la surface, qui du coup pénètre les racines des plantes. S’en suit un déclin économique, une agonie ou une déchéance.

   Néanmoins, il faut comprendre qu’un « effondrement » ne l’est que pour les élites ! Ce terme est lié à l’essor d’un centre urbain protégé par des murailles et contenant une architecture monumentale, devenue synonyme de « civilisation ».

   Si l’Etat n’a créé ni la guerre ni l’esclavage, elle les a renforcés en en faisant des rouages essentiels de son fonctionnement. Problème : les Etats les plus faciles à défendre sont aussi les plus fragiles économiquement, et inversement, les plus riches sont aussi les plus fragiles à défendre ! La fabrication d’infrastructures aggravant les enjeux des rivalités territoriales et donc la férocité des guerres.

   Difficulté de connaitre exactement les terrains et les rendements, rendent  possibles les surtaxes auxquelles s’ajoute la rapacité des collecteurs d’impôt. Le plus souvent, l’on nomme « effondrement » la simple fuite d’un peuple de la région centrale vers la périphérie ! Alors qu’une concentration de population au cœur de centres étatiques est vue comme une « grande conquête de la civilisation », la décentralisation à travers des unités politiques plus modestes en taille et communautaires sont juste des ruptures avec l’ordre politique. L’effondrement est souvent associé à des fléaux (guerres, épidémies, misères etc.). Ce peut-être vrai mais n’est une pas généralité, un effondrement peut aussi n’entrainer que très peu de pertes humaines. C’est juste une redistribution de la population qui en temps de guerres et d’épidémies abandonnent la ville évitant nombre de décès. En fait, l’anomalie historique, c’est l’existence de centres étatiques et la concentration de population !

   Aussi, penser qu’une perte de la division du travail, de l’architecture monumentale coïncident avec une perte de la culture est une erreur. De même pour la confusion entre « bien-être du peuple » et « puissance d’un centre étatique ». Le centre étatique n’est pas la culture ! Cette confusion entre créativité culturelle et centralisation étatique au sommet n’est qu’une erreur.

Si l’émancipation n’exclut pas la violence et la prédation, celles-ci ne sont pas automatiques. Ce que beaucoup voient comme « régression » ou « hérésie » civilisationnelle ne fut en fait qu’une adaptation rationnelle des populations aux changements des conditions environnementales. Autre cause : la fuite de l’exploitation et la surtaxation. L’idée qu’après un effondrement succède un âge sombre doit être interrogé : pour qui et de quel point de vue ? Cette confusion n’a en fait que servi la propagande d’Etat. Notre vision est obscurcie par la disparition de récits d’Etats s’autocélébrant, colportés par une élite urbanisée. Il convient d’étudier la vie des villages, petites villes, nomades : les périphéries.

Chapitre 7 : L’âge des barbares

   D’environ 1 600 à 1500 AVJC, l’Etat est un phénomène très marginal sur terre. Le barbare est celui qui n’a pas été domestiqué par le domus. Les cultivateurs sédentaires sont à la fois victimes de l’exploitation et de l’asservissement de l’Etat, mais aussi victimes des razzias encouragés par les concentrations de richesses et de denrées.

   Pour l’Etat, il existe trois types d’hommes : le citoyen ou sujet de l’Etat, le barbare proche et le barbare plus lointain. Exemple romain : le citoyen, le provincial et le barbare. Le provincial est vu comme assimilable. La plupart des barbares sont des pasteurs nomades des steppes, des montagnards, des peuples des mers, présentés comme menace car hors de contrôle. Il existe une distinction alimentaire : le barbare mange de la viande (Chine, Rome) et le civilisé des céréales (idem).

  Ce récit idéologique d’un passage historique et irréversible de l’état de primitif à celui de civilisé est faux ! Historiquement, dans l’antiquité, nous avons 1 000 ans d’aller-retour d’un mode de vie à l’autre, avec beaucoup d’option hybrides. Aussi de nombreux déplacements de population fuyant l’asservissement sont  dus à la formation d’un Etat. Enfin, l’Etat offre autant de raisons de rester (sécurité) que de raisons de fuir (asservissement). La re-primitivisation de populations civilisées fuyant l’impôt et l’oppression, ainsi que les guerres et épidémies étaient fréquentes. Ce ralliement à l’état de barbares pouvait avoir été vécu comme une amélioration de ses conditions d’existence. Souvent les nomades étaient mieux nourris que les sujets de l’Etat ! Nombreux étaient les chinois rejoignant les barbares des steppes et les romains ou les  grecs rejoignant les Huns ! Beaucoup de Romains rejoignaient Attila à cause de leur désarroi face à l’impitoyable charge fiscale. La société barbare n’est  pas aussi rigide que la société d’Etat.

Le barbare est plus mobile, plus rapide et plus souple que l’Etat qu’ils terrorisent. Parfois, il feint  l’allégeance contre la  tribu. Néanmoins, l’activité commerciale des centres étatiques influence le monde barbare. Par exemple, avec le développement de la fabrication de pianos et de billards en Amérique, des peuplades africaines se faisaient la guerre pour contrôler le commerce d’ivoire et la chasse des éléphants. Les barbares nomades cherchaient à contrôler les routes et les comptoirs commerciaux.

   En fait, les barbares sont les jumeaux cachés de la civilisation, leurs destins et évolutions sont liés. Ils sont concurrents des Etats et fondent des empires équestres de contrôle des routes et comptoirs.

    Finalement, le livre de James C. Scott, plus qu’un livre d’histoire ou d’archéologie, nous éclaire sur notre condition et nous donne des clés sur l’écroulement auquel nous assistons. Il offre des clés de compréhension sur les origines de l’effondrement et nous permet de l’appréhender avec un regard nouveau. A compléter avec d’autres lectures mentionnées dans la biographie ci-dessous.

 

Bibliographie suggérée :

·       Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés, Gallimard, 1976

·       Marshall Sahlins, La nature humaine : une illusion occidentale, éditions de l’éclat, 2009 : https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2018/09/marshall-sahlins-la-nature-humaine-une-illusion-occidentale-2008.pdf

·       Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, 1996, 2011 http://anthropopedagogie.com/wp-content/uploads/2019/01/La-societe-contre-letat-Pierre-Clastres1.pdf

·       Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, 2007

·       Edward P. Thompson, Les Usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle), trad. de l’anglais par Jean Boutier et Arundhati Virmani, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2015

·       Edward P. Thompson, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, coll. « Futurs antérieurs », 2014, 196 p., Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet ; présenté par Philippe Minard

·       Marx : du « vol de bois » à la critique du droit Edition critique de « Débats sur la loi relative au vol de bois » ; « Justification du correspondant de la Moselle », Pierre Lascoumes et Hartwig Zander, collection philosophie d’aujourd’hui, Presses Universitaires de France, Paris 1984

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1842/11/vol_de_bois.htm

·       Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Première parution en 1983, Trad. de l’anglais (États-Unis) par Maurice Angeno et Catherine Malamoud. Préface de Louis Dumont, Gallimard

·       Karl Polanyi, «La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société», trad. Bernard Chavance, Bibliothèque des Savoirs, Flammarion,

·       Commerce et marchés dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Karl Polanyi, Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson Paris, Le bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2017

·       Ivan Illich, Œuvre complète volume 1, contient Libérer l’avenir – Une société sans école – Énergie et équité – La Convivialité – Némésis médicale, Seuil, Paris, 2004.



[1] A propos de James C. Scott, Homo domesticus : une histoire profonde des premiers Etats, édition La Découverte, Paris, 2019 (302 pages) [Against the Grain : A Deep History of the Earliest States, Yale University, 2017 (312 pages)].

[2] Notion à étendre concernant donc les sociétés chinoises, russes, moyen-orientales et sud-américaines ?

[3] Notion à revoir, à lire donc Alain Gras « fragilité de la puissance, se libérer de l’emprise technologique »

[4] P. 39

[5] Lire les travaux d’Ivan Illich période CIDOC : « une société sans école », « la convivialité », « énergie et équité » et « Némésis médical »

[6] Infection issue d’hôtes non-humains. Ex : Covid19. Sur les 1 400 agents pathogènes connus qui affectent l’homme, entre 800 et 900 sont des zoonoses.

[7] C’est ainsi que la Chine est un ancien et régulier un foyer d’épidémie en raison de ses grands marchés d’animaux sauvages, mais surtout des concentrations urbaines dût à l’industrialisation massive provoquant un massif exode rural. Ainsi,

[8] Du grec para (à côté) sitos (grain).

[9] A ce sujet, voir sur les origines du monde moderne « la guerre des forets » d’Edward Palmer Thompson aux éditions La Découverte ou Karl Marx sur les délibérations de la diète Rhénane à propos du vol de bois : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1842/11/vol_de_bois.htm

[10] Voir l’institution des workhouses dans l’Angleterre du XIXe siècle.

[11] Voir le chapitre sur la marchandisation de l’homme dans Karl Polanyi, « La Grande Transformation ».

[12] Voir « une question de taille », d’Olivier Rey