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Pour une république souveraine laïque et sociale

Le médiéviste et les « nouveaux réactionnaires » (Guy Bois, critique de Daniel Lindenberg)

Par Jérôme Maucourant, le 5 mars 2020

Quiconque a eu l’honneur et le plaisir, près d’un quart de siècle durant, d’échanger avec Guy Bois, aura été fort surpris, l’été dernier, de lire une bien peu aimable notice nécrologique commise dans un quotidien vespéral (1). L’on ne commentera pas la description peu amène de ce médiéviste important (2), faisant accroire qu’il aurait été dogmatique et rigide (3), accusations fréquentes émanant de ceux dont les convictions épousent l’air du temps. Mais, voilà qu’on nous informe aussi de ce que cet historien était marxiste, étrangeté bien soulignée, et, pire encore, un « orthodoxe » de cette hérésie intellectuelle (4). Horresco referens. Voilà donc que cet organe des intérêts établis nous informe d’une disparition et d’un oubli qui devrait recouvrir le travail d’une vie. Mais, à bien y réfléchir, c’est le bien classique hommage du vice à vertu : il n’y a nul étonnement à ce qu’un organe de l’individualisme progressiste (5) exprime une rancœur post mortem contre un homme qui n’a jamais renié ses idéaux de jeunesse (notamment anticolonialiste) et qui, avait dénoncé, à l’aube de ce siècle, la mondialisation comme une « nouvelle servitude ».

Nation & république sociale a ainsi décidé de reproduire la postface d’un ouvrage que Bois publia en 2003, un essai politique intitulé Une nouvelle servitude – essai sur la mondialisation, pour retrouver la singularité d’une parole utile en ces temps de crise intellectuelle, morale et politique (6).  Ce livre est clair, précis et incisif ; il constitue le prolongement d’une approche en histoire qui privilégie les notions de longue durée et de système, comme le fit Immanuel Wallerstein, lui aussi récemment disparu, et que Bois aimait commenter. Karl Marx et Fernand Braudel sont évidemment les grands inspirateurs de cette méthode historique. Bois en est venu à qualifier d’ « antimondialiste » la dernière forme de son engagement politique des années 1990-2010 et, dans un passage important de ce livre, il montre qu’il ne s’agit nullement d’effacer la distinction entre droite et gauche mais de la dépasser (7). En réalité, cet antimondialisme spécifique est très proche du souverainisme que défend Nation & république sociale : il renvoie à une conception forte de la démocratie, et par conséquent au refus de l’hégémonie économique et culturelle qui est le sens même de la mondialisation (8). 

Nous reviendrons plus tard sur le sens général de ce livre qui, à notre sens, constitue un élément d’importance de toute bibliothèque du souverainisme social. La présente édition en ligne de la postface de l’ouvrage offre la possibilité d’abord ce sujet particulier du retour de la « réaction ». Depuis près d’une vingtaine d’années, il est d’ailleurs courant que fusent de façon extravagante les accusations de « réactionnaires » voire de « fasciste », en toute impunité. Bois fit donc une réponse polémique à un livre de Daniel Lindenberg aussi provocateur que confus mais inaugure un topos : Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires (9). Sans doute, ce genre de texte appartient, comme le pensait Bois à la catégorie des produits culturels. Car le Rappel à l’ordre fut promu avec cette invraisemblable débauche de moyens médiatiques que sait mettre en œuvre certains intérêts dès qu’ils se sentent menacés.

Il est vrai que le début de ce siècle voit le commencement de réflexions critiques sur les conséquences socio-économiques de la mondialisation et de  son volet politique dont une expression fut l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Plus encore, le projet culturel (en un sens anthropologique) de la société mondiale de marché ne rencontre plus la même adhésion presque unanime qu’elle obtenait quinze ans plus tôt (10) ; droite libérale et gauche culturelle sont à la manœuvre pour sauver leur édifice commun.

Voici donc le contexte de l’écriture de cette postface. Précisons-en rapidement son objet. Bois démontre avec brio le vide conceptuel du livre de Lindenberg. Comment peut-on écrire en effet une histoire des idées sans la relier aux mouvements du monde réel (11) ? Alors que la mondialisation constitue précisément une composante critique des changements des dernières décennies. Dans ces conditions, l’histoire des idées vire à la fantaisie, mais permets de masquer ses propres dérives et renoncements à ses anciens idéaux.

Et qui, en une époque chérie du changement perpétuel, de l’émancipation sans fin des vieilles tyrannies imposées par la nature ou la culture, oserait s’insurger contre le nouvel ordre des choses ? Les infâmes et méchants réactionnaires bien sûr ! Et voici assurée l’inscription sur une liste de proscription intellectuelle, fonction véritable de cette bien particulière « histoire des idées » ?  On ne tue plus à la romaine (mais au moins les Anciens assumaient leurs actes, les revendiquaient même) ; non, l’on organise le silence autour des écrits des nouveaux monstres que les nouvelles mœurs interdisent de fréquenter ou de citer. Sauf à risquer l’ostracisme. Voici le libéralisme excommunicateur de la nouvelle gauche ! 

Il est temps de laisser au lecteur la découverte des vingt pages de cette postface. Remarquons une dernière chose qui en dit aussi l’intérêt : cette capacité, devenue bien rare, à reconnaître les qualités de celui avec qui l’on est en désaccord évidents, cette disposition à ne pas tomber dans l’anathème. Bois, ardent défenseur de la cause palestinienne défend, en effet, Alain Finkielkraut contre les douteux amalgame de Lindenberg et suggère que Finkielkraut n’est pas assez conséquent dans sa perception critique des changements contemporains (12). Qui connaît l’hystérie actuelle entourant la question de Palestine ne peut qu’apprécier ce type de position que la gauche ultra, toutes à ses obsessions et ses croisades, ne peut aujourd’hui comprendre.

 Il est temps de laisser parler cette voix singulière dont le retentissement en politique n’a été que étouffée par de si tolérants censeurs. 

Lecteur, télécharge sans entraves !

Pour télécharger le PDF, il suffit de cliquer sur le lien ci-dessous :

20200219103558738 (1)

 

NOTES

 

(1) Philippe-Jean Catinchi , « Guy Bois, historien spécialiste de la période médiévale, est mort », Le monde le 17 juin 2019. URL  https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2019/06/17/guy-bois-historien-specialiste-de-la-periode-medievale-est-mort_5477463_3382.html

(2) Auteur notamment de La mutation de l’an mil. Lournand, village mâconnais de l’Antiquité au féodalisme, Paris: Fayard, 1989 et La grande dépression médiévale: xive – xve siècles: le précédent d’une crise systémique, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

(3) Avoir quelque conviction à l’ère liquide expose en effet à quelques difficultés : il ne s’agit pas de nier le caractère bien trempé de l’historien, et les discussions franches que l’on pouvait avoir lui sur la nature du régime chinois où les enjeux de la guerre en Syrie. Mais, qui ne peut garder un vif souvenir des échanges passionnés entre Bois et Jean Bonnardin, un ancien banquier central partisan de l’Euro … ? L’heure n’était pas encore aux  « sensibilité blessées » et jérémiades en tout genre dès que se sont font face des convictions profondes. C’est pourquoi, pour une notice nécrologique plus sérieuse que les règlements de compte des organes à gage, voir la notice du MAITRON, Dictionnaire Biographique, mouvement ouvrier, mouvement social, « Bois Guy, Marc » par Jacques Girault, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière le 23 septembre 2019 : 

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article17058POURhttps://maitron.fr/spip.php

(4) Il est utile de lire, à ce sujet, la fine lecture de Bernard Drevon, Séminaire interdisciplinaire d’histoire économique « Retour sur l’œuvre d’un médiéviste marxiste : Guy Bois (1934-2019) », 06/08/2019. URL : https://sihe.hypotheses.org/1012

(5) Pour reprendre une très pertinente catégorie forgée par Daniel Goodhart dans Les deux clans – La nouvelle fracture mondiale, Les Arènes, 2019 (2017 pour l’édition anglaise).

(6) Nous remercions Claudette Bois de la permission qui nous a été faire de reproduire ce passage. La mise en ligne de la totalité de l’ouvrage est envisagée.

(7) Guy Bois, Une nouvelle servitude- Essai sur la mondialisation, Paris, François-Xavier de Guibert, Paris, 2003, pp. 62-68 et p. 160. On comprend ainsi, contre les lectures rapides et intéressées, dont le Monde est le parangon, la singularité du rapport de Guy Bois au marxisme, c’est-à-dire, entre autres, son refus d’être prisonnier de la dimension économique des faits sociaux (ce qui est la définition du marxisme véritablement orthodoxe).

(8) Une de ses dernières prise de position fut la signature du texte « Pour la défense de la souveraineté de la nation et des droits sociaux », à l’origine de la réunion du samedi 12 janvier 2019. Denis Collin (CNSJS – Collectif National pour la Souveraineté et la Justice Sociale), Georges Kuzmanovic (RS- République Souveraine) furent également signataires. Voir : 

http://la-sociale.viabloga.com/news/pour-la-defense-de-la-souverainete-de-la-nation-et-des-droits-sociaux

(9) Seuil, 2002. Disparu il y a peu aussi, les éloges qu’on vit fleurir à droite comme à gauche à propos de son parcours ne font que témoigner de la puissance de cet individualisme progressiste, Janus idéologique du temps. 

(10) Presque au même moment, à  des antipodes intellectuels de la tentative de Lindenberg, paraît un livre dont le tire est très évocateur : Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme – Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Mille et une nuits, 2001.

(11) Guy Bois, Une nouvelle servitude, op. cit., p. 180.

(12) Ibid., p. 183-4.