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Pour une république souveraine laïque et sociale

Avec Milton Friedman, un retour sur l’impasse de la monnaie unique

Par NRS, le 11 décembre 2018

Le lecteur de Nation & République Sociale pourrait s’étonner de ce que nous nous soyons préoccupés de traduire le texte d’un économiste, certes éminent, mais connu aussi comme étant l’un des architectes majeurs de la pensée néolibérale. La raison en est simple : à l’encontre d’une certaine vulgate répandue dans certains milieux radicaux, la pensée économique n’est pas qu’idéologie. En tout état de cause, pas plus que la sociologie dominante …  Et même si c’est l’économie critique du courant dominant, dite « hétérodoxe », qui a notre préférence, en général, il existe des noyaux de rationalité tout à fait stimulant dans nombre de courants très différents de l’économie. Ainsi, les objections soulevées par Friedrich von Hayek quant à la possibilité ou l’efficacité d’une économie planifiée centralement sont intéressantes, et la reconnaissance de ce fait n’implique nullement qu’on doive partager avec cet autre ténor du néolibéralisme, sa vision globale des mécanismes économiques et, bien sûr, sa sombre utopie.

En ce qui nous concerne, les arguments présentés ici par Friedman renvoient à des mécanismes qui transcendent diverses approches de l’économie politique, et cette courte présentation est remarquable de par son esprit de synthèse. L’on récusait souvent, dans les milieux européistes des années 1980-90, la pertinence cette critique de l’Euro à venir en raison de la nationalité de l’auteur : les Américains, par essence, seraient opposés à une Europe forte. A défaut de critiquer sérieusement Friedman et ses collègues d’outre-Atlantique, l’on s’attachait donc à mettre en lumière le lieu d’où émane la pensée. C’est un triste travers que l’on connaît dans bien des sections des sciences sociales et l’on espère que les objections adressées à cette contribution de Friedman relèveront, maintenant, de l’argumentation rationnelle. Car, disons-le, l’Euro a contribué à dresser les peuples les uns contre les autres : il faut reconnaître à ce petit texte une vertu prophétique ….

Et, aujourd’hui même, Larry Elliott à propos de la situation française dans un papier très lucide écrit : « La France a soutenu l’idée de l’Euro car elle a cru qu’une monnaie unique diluerait le pouvoir allemand. Au contraire, c’est l’inverse qui s’est produit: l’Allemagne est devenue la force dominante de la zone euro et de l’ensemble de l’UE. L’Euro marche bien pour l’Allemagne – ou, pour être plus précis, pour les exportateurs allemands – mais il ne fonctionne vraiment pour personne d’autre » . 


 

L’EURO : DE UNION MONETAIRE A LA DESUNION POLITIQUE ? 

PAR MILTON FRIEDMAN  – 28 août 1997, San Francisco –

Une monnaie unique peut constituer une excellente configuration institutionnelle dans certaines circonstances et médiocre dans d’autres. Ceci dépend principalement des mécanismes d’ajustement destinés à absorber les chocs économiques et les bouleversements qui peuvent affecter les différentes entités envisageant une monnaie unique. Les taux de change flexibles constituent un puissant mécanisme d’ajustement en cas de chocs affectant différemment les pays. Il est indiqué de renoncer à ce mécanisme afin de tirer parti d’une réduction des coûts de transaction et d’une moindre contrainte externe qu’il occasionne, uniquement s’il existe en contrepartie de bons mécanismes d’ajustement alternatifs.

Les Etats-Unis sont un exemple de situation propice à une monnaie unique. En effet, bien que composés de cinquante Etats, ses habitants parlent quasiment tous la même langue, suivent les mêmes programmes de télévision, regardent les mêmes films, peuvent se déplacer librement d’une partie du pays à l’autre ; les biens et les capitaux se déplacent librement d’un Etat à l’autre ; les salaires et les prix sont modérément flexibles ; et l’Etat central perçoit des impôts et effectue des dépenses qui sont environ deux fois plus élevées que celles des gouvernements des Etats fédérés et des administrations locales. Les politiques fiscales et budgétaires diffèrent certes d’un Etat à l’autre, mais les différences sont mineures par rapport à la politique nationale.

Des chocs imprévus pourraient tout à fait affecter une partie des Etats-Unis plus que d’autres, comme, par exemple, lors de l’embargo sur le pétrole au Moyen-Orient dans les années 1970, ce qui a augmenté la demande de main d’œuvre et induit les conditions d’un boom économique dans certains Etats, comme le Texas, tandis qu’augmentait le chômage et la dépression dans d’autres, tels que les Etats importateurs de pétrole du Midwest industriel. Les différents effets à court terme ont été rapidement amortis par la mobilité des personnes et des biens, par les compensations financières du gouvernement central vers les Etats membres et les administrations locales, ainsi que par des ajustements des prix et des salaires.

En revanche, le marché commun européen est un exemple de situation défavorable à une monnaie unique. Il est composé de nations distinctes, dont les habitants parlent des langues différentes, ont une loyauté et un attachement bien plus grand envers leurs propres pays qu’envers le marché commun ou l’idée d’« Europe ». Bien que constituant une zone de libre-échange, les marchandises et les capitaux y circulent moins librement qu’aux Etats-Unis.

La commission européenne, sise à Bruxelles, dépense en effet très peu comparativement aux budgets des Etats des pays membres. Ce ne sont pas les bureaucraties de l’Union européenne qui comptent vraiment politiquement mais les Etats membres. En outre, la réglementation industrielle et en matière d’emploi est plus étendue qu’aux Etats-Unis et elle diffère beaucoup plus d’un pays européen à l’autre que d’un Etat américain à l’autre. En conséquence, les salaires et les prix en Europe sont plus rigides et le travail moins mobile. Dans ces circonstances, les taux de change flexibles constituent un mécanisme d’ajustement indispensable.

Si un pays est affecté par des chocs négatifs qui exigent, par exemple, des salaires plus bas que ceux des autres pays, ceci peut être obtenu par le changement d’un seul prix, en l’occurrence le taux de change, plutôt que d’exiger des changements de milliers et de milliers de taux de salaire distincts ou l’émigration des travailleurs. Les difficultés imposées à la France par sa politique du « Franc fort » illustrent le coût de l’obstination politique à ne pas utiliser le taux de change comme variable d’ajustement pour s’adapter à l’impact de l’unification allemande. La croissance économique de la Grande Bretagne après l’abandon du Système Monétaire Européen il y a quelques années pour renflouer la livre, illustre l’efficacité du taux de change comme mécanisme d’ajustement.

Les partisans de « l’Euro » citent souvent l’époque de l’étalon-or de 1879 à 1914 pour démontrer les avantages d’une monnaie unique. Mais l’étalon-or avait aussi ses inconvénients. Cette période fut caractérisée par une baisse des prix de 1879 à 1896, puis par une hausse et de brusques fluctuations durant chaque période, elles furent particulièrement graves dans les années 1890. L’étalon-or était viable uniquement en raison du faible poids des gouvernements (leurs dépenses se situaient aux environ de 10% du revenu national au lieu de 50% ou plus actuellement), les prix et les salaires étaient très flexibles et la population était disposée à supporter des fluctuations fortes de la production et de l’emploi, ou du moins n’avait aucun moyen d’en limiter l’ampleur. Otez vos lunettes roses et l’étalon-or ne vous apparait plus guère comme une période ou un système à imiter.

A ce jour, un sous-groupe de l’Union européenne –peut-être l’Allemagne, les pays du Benelux et l’Autriche– est plus proche de satisfaire les conditions favorables à une monnaie unique que l’ensemble de l’UE. Et ils ont actuellement l’équivalent d’une monnaie unique. L’Autriche et les trois pays du Benelux ont pratiquement lié leur monnaie au Deutsch Mark. Cependant, ces pays conservent toujours leurs banques centrales et peuvent donc rompre ce lien à leur guise. Tout pays souhaitant se lier plus fermement au Deutsch Mark peut le faire seul, simplement en remplaçant sa banque centrale par une Caisse d’émission (currency board), comme l’ont fait certains pays (tel que l’Estonie) en dehors de l’UE.

L’engouement pour l’Euro a été motivé par des considérations politiques et non économiques. L’objectif était de relier si étroitement l’Allemagne et la France qu’une future guerre européenne devienne impossible et de jeter les bases d’un Etat fédéral des Etats-Unis d’Europe. Je crois que l’adoption de l’Euro aura l’effet inverse. Cela exacerbera les tensions politiques en convertissant les chocs différentiels, qui auraient pu être facilement compensés par les variations des taux de change, en problèmes politiques clivants. L’unité politique peut ouvrir la voie à l’unité monétaire. L’unité monétaire imposée dans des conditions peu propices finira par constituer un obstacle à la réalisation de l’unité politique.

 

Milton Friedman (1912-2006), prix de la Banque de Suède en la mémoire d’Alfred Nobel et chercheur principal à la Hoover Institution, a siégé au conseil consultatif sur la politique économique du Président Ronald Reagan.

 

1Notre traduction de Larry Elliott, « Macron’s politics look to Blair and Clinton. The backlash was inevitable ». URL : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/dec/06/macron-clinton-blair-backlash 

2Traduit par Faouzia Gariel-Mennouni, en collaboration avec N&RS. Source : https://www.project-syndicate.org/commentary/the-euro–monetary-unity-to-political-disuni