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Pour une république souveraine laïque et sociale

L’Europe : guerre et paix économique

Par Frédéric Farah, le 19 novembre 2018

À propos de « La nouvelle idée européenne ou les dangers de l’Europe-civilisation » 

Frédéric Farah est économiste, diplômé de Sciences Po Paris, et professeur d’Économie à l’université Paris Sorbonne-Nouvelle. Il a publié notamment Europe : La grande liquidation démocratique (éd. Bréal) et Introduction inquiète à la Macron-Économie avec Thomas Porcher (éd. Les petits matins).

Dans un article de la Fondation Jean Jaurès intitulé « la nouvelle idée européenne ou les dangers de l’Europe civilisation », Chloé Ridel s’inquiète de ce que sous l’impulsion des droites et extrêmes droites identitaires, la construction de « l’Europe pour la paix » serait menacée par la construction d’une Europe pour « la civilisation européenne ». Deux conceptions de l’Europe se feraient face, celle du rejet ethnique et celle de l’ouverture politique. L’auteur déplore que « l’idée européenne jusqu’alors dominante, fondée sur la paix, impliquant une fédéralisation progressive autour d’un programme d’union économique » soit remise en cause par « les visées paneuropéennes du populisme identitaire », ayant pour objectif la protection de la « civilisation européenne. » Cette thèse nous paraît exonérer un peu trop facilement le « camp du bien » de sa responsabilité dans l’état politique actuel ; plus grave, elle change de façon problématique le sens des mots. Le terme de civilisation est ainsi assimilé à une Europe vieillissante et haineuse, alors qu’il faudrait lui conserver, précisément, sa valeur civilisatrice. Il serait sage de ne pas offrir les termes issus du l’histoire politique de l’Europe – nation, République, etc. – à une extrême droite que l’on prétend par ailleurs combattre. Et ce n’est pas avec des idées vaguement généreuses et conceptuellement incertaines que l’on y parviendra. L’acte de naissance de ce que C. Ridel appelle « Europe civilisation » serait l’arrivée au pouvoir en Hongrie de V. Orban, promoteur d’une « démocratie illibérale » mélangeant chrétienté, rejet des migrants et fermeture sur soi. En réalité, cette expression en vogue de « démocratie illibérale » est à la fois imprécise et biaisée : comme le souligne Fabien Escalona, elle a le défaut d’obscurcir plutôt que de clarifier la compréhension de ce qu’il advient des régimes politiques en Europe » [2]. D’un côté, elle « risque de faire passer pour une variante de démocratie ce qui n’en est qu’une forme altérée, marquée par une involution autoritaire », mais de l’autre, elle « est utilisée dans une construction rhétorique binaire, supposant que les démocraties libérales classiques sont préservées de la dégénérescence observée chez les autres (…) : c’est négliger le fait que la plupart des régimes européens, France comprise, évoluent vers des formes dégradées de démocratie, même si le rythme et l’intensité de cette évolution ne sont pas les mêmes partout. ». Nous soutiendrons ici que cette mise en avant particulière du concept de « démocratie illibérale » permet d’occulter la défense d’une démocratie limitée [3].

Selon C. Ridal, la « paix » serait au fondement de l’idée européenne. Mais cette déclaration réconfortante mérite cependant qu’on y regarde à deux fois. Il ne s’agit pas de minorer la volonté de faire la paix entre les nations, mais la CECA ou encore le Traité de Rome sont moins les enfants de la Seconde Guerre mondiale que de la Guerre froide (c’est plutôt la lutte contre le communisme qui a été un moteur central de la construction européenne). D’autre part, comme le souligne Marcel Gauchet, « il importe de le rappeler contre un renversement propagandiste de l’ordre des facteurs devenu routinier : c’est la paix des nations qui a permis la construction européenne et non l’inverse » [4]… En réalité, brandir l’argument de la paix offre une sorte de crédit infini à la construction européenne et coupe l’herbe sous le pied de ses critiques – on ne saurait remettre en cause une louable entreprise au service de la paix… Las, on voit mal comment une Europe réduite à l’économique au détriment du politique peut œuvrer réellement pour la paix ; l’histoire nous montre plutôt que ce ne sont pas des solidarités durables que génère l’économique pur, mais la guerre de tous contre tous. Relire un fondateur de la sociologie française serait en la matière d’une grande utilité. Selon les idéologues du libéralisme, écrit Durkheim, « la solidarité sociale ne serait autre chose que l’accord spontané des intérêts individuels, accord dont les contrats sont l’expression naturelle. Le type de relations sociales serait la relation économique, débarrassée de toute réglementation et telle qu’elle résulte de l’initiative entièrement libre des individus. En un mot, la société ne serait que la mise en rapport d’individus échangeant les produits de leur travail et sans qu’aucune action proprement sociale ne vienne régler cet échange » [5].

Mais en réalité, qualifier de solidarité de tels rapports sociaux est un abus de langage voire une imposture. Durkheim ne croyait pas en l’harmonie des intérêts chère à certains économistes, croyance qui irrigue l’économicisme si présent dans les institutions européennes : « car, là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient réfréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L’intérêt est ce qu’il y a de moins constant au monde. » [6]

Remplaçons « chaque moi » par « chaque nation européenne », le constat demeure parfaitement valable. Contrairement à ce qu’espérait Montesquieu, le commerce entre les nations est loin d’être doux. La priorité prise par le droit de la concurrence sur le droit social, l’obsession de la compétitivité, l’incapacité à penser des solidarités ne jettent-t-elles pas davantage les peuples les uns contre les autres ? Certes, les armes ne sont pas tirées, mais les exacerbations économiques et sociales ne conduisent-ils pas indirectement à la guerre ? L’Union européenne, en se soumettant à l’idéologie du marché, a libéré de terribles forces centrifuges et condamné l’idée d’un destin commun aux peuples.

Nous ne pouvons pas davantage suivre C. Ridel quand elle présente la CECA, le marché commun, la CED, l’euro ou encore Erasmus, comme autant de traductions institutionnelles d’une œuvre uniquement orientée vers la paix. Ces projets différents par leurs intentions et ne peuvent pas être ramenés à une vague intention pacifique. Bien sûr, imaginer une nouvelle guerre franco-allemande serait ridicule. Mais raisonnons sur le présent et montrons en quoi certains projets européens, loin de préparer la paix, jettent les germes d’une guerre d’un genre nouveau. Les pays européens ont fait leur adieu aux armes dans les années 1990. Au mieux, ils peuvent conduire quelques opérations de police ici et là, mais sans l’aide américaine, ils ne disposent plus d’outil militaire conséquent. Le fantasme des « années 1930 » périodiquement mis en avant obscurcit la situation présente ou pire empêche de la penser. En réalité, la guerre n’a pas disparu, mais elle a pris la forme moderne d’une guerre économique que les Européens conduisent avec détermination.

On pourrait en abusant du vocabulaire militaire, dire que les petits pays dont la puissance économique reste modeste livrent une guerre asymétrique à l’égard des grandes puissances du continent. Soit comme les pays d’Europe centrale et orientale, qui par absence de fiscalité et d’État social sapent les recettes des grands pays en tentant d’attirer à eux les firmes multinationales, soit comme Malte qui offre des passeports dorés pour permettre une infiltration à toutes sortes d’acteurs économiques extérieurs accédant ensuite au marché intérieur européen. L’Europe ne protège pas, elle relaie les pires travers de la mondialisation. Considérer le marché unique ou l’euro comme des instruments de paix est une grave inconséquence. Ne pas comprendre que les orientations économiques de l’Union fournissent depuis plus de trente-cinq ans les armes d’un affrontement économique sans précédent relève d’une forme d’aveuglement, ou d’indulgence coupable. Et l’opposition factice entre « Europe paix » et « Europe civilisation », qui désigne un nouvel ennemi pour renforcer le prétendu camp de la paix, ajourne une fois encore la remise en cause critique d’un projet dont le dessein apparait de plus en plus préoccupant. C. Ridel affirme en outre que l’ « Europe civilisation » s’opposerait à une Europe politique de nature « fédérale ». Mais nous aimerions savoir qui aujourd’hui porte réellement l’idée du fédéralisme, laquelle par définition suppose une communauté de redistribution. Serions-nous prêts par exemple, par un impôt nouveau, à contribuer au régime des retraites des Portugais, des Allemands, des Grecs pour ne citer qu’eux ? À fournir un effort supplémentaire pour permettre à différents États de l’Union d’améliorer leurs infrastructures ? N’oublions pas que l’Union européenne – après le départ de l’Angleterre – est composée de trois contributeurs nets : la France, l’Allemagne et l’Italie ; les autres États sont au guichet dans l’espoir d’aides diverses.

Or, la France poursuit son suivisme désespérant, espérant toujours je ne sais quelle récompense allemande ; l’Italie est au bord du divorce avec l’UE ; quant à l’Allemagne, elle a raconté des fables à sa population en se présentant comme la bienfaitrice d’un Sud voleur, paresseux et incapable de respecter ses engagements, et ses satellites politiques – l’Autriche, les Pays-Bas, la Finlande qui aimerait claquer la porte de l’Union – ne veulent pas du fédéralisme. Aujourd’hui l’idée qui triomphe est celle du libre-échange, doctrine commerciale d’une commission de Bruxelles persuadée de la prospérité qui en découlera. Mais ce fondamentalisme de marché exclut toute politique industrielle commune et toute défense commune de la protection sociale. Il suffit de lire les recommandations des « semestres européens » pays par pays pour voir combien y sévit la même idéologie, ce « césarisme bureaucratique » dont C. Durand a si bien su parler.

Les Alliés avaient imaginé le monde d’après-guerre sur la base de la sécurité sociale (Charte de l’Atlantique de 1941, rapport Beveridge de 1942, déclaration de Philadelphie de 1944, programme du CNR, projet rooseveltien d’un second bill of Rights social…). Quoique de sensibilité différente, ils avaient compris que l’insécurité sociale nourrissait les guerres et les pires aventures. Las, l’Union européenne est devenue un agent de l’insécurité sociale, et en cela n’est pas facteur de paix. Doit-on rappeler le sort de la Grèce martyrisée à coups de memoranda qui ont laissé à terre un peuple entier : jeunesse en exil, classe moyenne liquidée, retraités appauvris, capital public bradé, État social abandonné ?

Il y a plus grave. Dans son désir de défendre une certaine idée fédéraliste et supra nationale dont nous venons de rappeler ce qu’elle a en soi de contestable, C. Ridel s’autorise des raccourcis. L’épouvantail de V. Orban lui fait par exemple affirmer que « sa doctrine institutionnelle fait primer les souverainetés nationales sur la délégation de pouvoir à des organes supranationaux. » Mais doit-on conclure que défendre la souveraineté nationale au détriment du supranational conduirait ipso facto à entrer dans le camp de M. Orban ? Mieux vaudrait examiner avec précision ces mécanismes supranationaux tant vantés par notre auteur. L’UE avec la bénédiction des gouvernements nationaux a défait les régulations nationales sans leur en substituer de réelles au niveau européen. Elle gouverne par un système d’agences comme la Commission européenne ou la BCE, et lorsque l’on sait la collusion de la Commission européenne avec les lobbies de la grande industrie, on peut pour le moins s’inquiéter de l’absence de mécanismes de contrôle sur son fonctionnement. Barroso, Reding et autres, partis monnayer connaissances et carnets d’adresses acquis grâce à leurs responsabilités politiques à la finance de marché comme Goldman Sachs, n’en sont qu’un symptôme. En réalité, la doctrine économique antisociale de l’UE lui fait exiger la mise au pas des populations pour les soumettre aux deux impératifs de la finance de marché, flexibilité et liquidité.

Il apparait donc nécessaire de repenser de fond en comble l’articulation entre le niveau national et le niveau supranational. Il appartient à une gauche dont les yeux se seront enfin ouverts après trois décennies d’aveuglement et de compromissions coupables d’en finir avec les règles budgétaires, d’abandonner une hiérarchie des normes favorable aux normes européennes, de subordonner la concurrence au droit social, de revenir sur le dogme de l’indépendance des banques centrales et d’entamer une réelle transition écologique. Le temps des citoyens – celui que Jean Jaurès appelait de ses vœux – doit revenir. C’est à eux seulement, et non aux agences de notation, que les gouvernements doivent rendre des comptes.

Nous partageons l’inquiétude de C Ridel devant la montée des périls identitaires, la désignation de l’étranger comme bouc émissaire. Mais croire que la paix trouvera dans la démocratie libérale chère à l’auteur une alliée, c’est confier au diable son accession au paradis. Au lieu d’évoquer la « démocratie illibérale », il faudrait réparer la scission entre libéralisme et démocratie dont l’Union européenne est responsable. Comme le rappelait R. Rémond à ses étudiants de l’IEP de Paris, « nous sommes souvent tentés aujourd’hui de ne voir en la démocratie que le simple développement de l’idée libérale, alors qu’au XIXe siècle, elle apparait surtout en rupture avec l’ordre et la société du libéralisme en 1840 ou en 1860. Ce qui caractérise en premier lieu la démocratie par rapport au libéralisme, c’est l’universalité ou si l’on préféré l’égalité. » C’est la démocratie et non le libéralisme qui a donné à l’Europe la souveraineté populaire par le suffrage universel et les droits sociaux ; après la Seconde Guerre mondiale, elle a tenté d’arraisonner le capitalisme sous le forme du compromis fordiste. Mais l’Union européenne aujourd’hui, celle de la doctrine Junker ou du TINA européen, rompt bien davantage avec cet héritage qu’elle ne le préserve : elle écrase les droits sociaux et se moque du suffrage universel lorsque les peuples prennent un autre chemin. Aujourd’hui, l’Union européenne ne peut plus se draper derrière l’antienne de la paix, tout en continuant par son fonctionnement de menacer la paix. Tout en dénonçant à bon compte les « démocratures » et autres « démocraties illibérales », elle rompt avec la démocratie et multiplie les traités qui défont les compromis sociaux avec la bénédiction des marchés financiers. Son incapacité à se réformer de l’intérieur et son maintien à toute force ne fait que nourrir les dynamiques nommées avec mépris « populismes ».

La question n’est pas ethnique, mais politique et économique. Les extrêmes à droite sont prêts à se contenter du désordre économique européen produit par l’aveugle doctrine de la concurrence qui a fait naitre un libéralisme disciplinaire, mais ne feront rien pour modifier les rapports de force économiques qui produisent vulnérabilité sociale et sentiment d’abandon. Une gauche qui se veut accueillante doit comprendre que l’accueil des cabossés et autres abîmés de la mondialisation ne peut se faire dans un cadre économique qui dresse les précaires d’ailleurs et ceux d’ici les uns contre les autres. ________________________________________

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